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IMMOBILIER : IMPREVISION ET BAIL COMMERCIAL

 

 

1 – En vertu de l’ancien article 1134 du Code civil, devenu en substance, depuis la réforme du droit des contrats intervenue par l’ordonnance n° 2016-31 du 10 février 2016, l’article 1103 du Code civil, « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. ».

Les rédacteurs du Code civil ont ainsi fondé tout le droit des contrats sur le principe de l’autonomie de la volonté des parties et de la force obligatoire du contrat, sous réserve toutefois du respect de l’ordre public et des bonnes mœurs.

Autrement dit, en application de ces principes, toute clause contractuelle librement consentie par les parties et qui ne serait pas contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs doit s’appliquer strictement et, à l’inverse, une partie ne peut être tenue de réaliser une obligation à laquelle elle n’aurait pas consentie dans le contrat.

Ainsi, en matière de bail commercial, au visa de l’ancien article 1134 du Code civil, la jurisprudence a pu être amenée à juger que :

  • le bailleur ne pouvait réclamer à son locataire le remboursement de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères en l’absence de clause contractuelle spécifique mettant à la charge du Preneur le paiement d’une telle taxe (Cass. Civ 3ème, 13 décembre 2018, pourvoi n° 17-28055) ;
  • le locataire ne pouvait être tenu d’effectuer des réparations locatives résultant de la vétusté, en l’absence de clause expresse du bail mettant à la charge du preneur les travaux rendus nécessaires par la vétusté (Cass. Civ 3ème, 26 mars 2020, pourvoi n°19-10415) ;

2 – C’est en application de ce principe de force obligatoire du contrat, qu’avant la réforme du droit des contrats intervenue le 10 février 2016, la jurisprudence refusait traditionnellement d’admettre qu’il puisse être procédé à une révision judiciaire du contrat, et ce, même en cas de changement de circonstances survenues postérieurement à la signature du contrat, principe énoncé dans le très célèbre arrêt dit du « Canal de Craponne » (Cass. Civ, 6 mars 1876).

Dans cette décision, la Cour de cassation avait considéré que les juges ne pouvaient faire droit à une demande, formée par le propriétaire d’un canal d’irrigation, d’augmentation des redevances dues par les bénéficiaires d’un droit d’arrosage, et ce bien que ces redevances aient été fixées par des contrats datant de trois siècles, de sorte qu’elles étaient sans commune mesure avec les frais d’entretien qui avaient décuplé depuis cette date.

Ce faisant, la Cour de cassation a ainsi refusé de consacrer la théorie de l’imprévision, privant ainsi les parties de la possibilité de renégocier a posteriori leur contrat, en raison de la survenance de circonstances postérieures.

Ce refus a été confirmé par la jurisprudence dans le cadre de plusieurs arrêts rendus par la Cour de cassation :

  • Civ, 6 juin 1921: refus de prendre en compte l’augmentation du prix du bétail à la suite de la première guerre mondiale ;
  • Com, 18 décembre 1979, pourvoi n° 78-10763 : cassation d’un arrêt ayant augmenté le tarif d’un contrat de magasinage en raison de circonstances économiques nouvelles ;
  • Civ 3ème, 18 mars 2009, pourvoi n° 07-21260 : un bail prévoyait un loyer modéré au motif que le locataire était contractuellement tenu d’assurer la surveillance de son bailleur âgé. La Cour de cassation a considéré que le décès du bailleur n’autorisait pas la conversion de l’obligation de surveillance du bailleur en complément de loyer, faute de clause contractuelle prévoyant la modification des modalités d’exécution du contrat dans le bail.

3 – Il est vrai toutefois que, sans admettre la théorie de l’imprévision, la Cour de cassation avait quelque peu infléchi sa jurisprudence en imposant aux cocontractants une obligation de bonne foi contractuelle impliquant, dans certains cas, une obligation de renégocier le contrat (Cass. Com, 3 novembre 1992, pourvoi n° 90-18547 (arrêt Huard) ; Cass. Com, 24 novembre 1998, pourvoi n° 96-18357 (arrêt Chevassus-Marche) ; Cass. Com 29 juin 2010 pourvoi n° 09-67369 ; Cass. Com 15 mars 2017 pourvoi n° 15-16406).

4 – L’ordonnance 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, apporte une innovation majeure au droit des contrats, en ce inclus le bail commercial, en introduisant le mécanisme de l’imprévision dans un nouvel article 1195 du Code civil libellé en ces termes :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »

A l’occasion de la crise sanitaire liée à l’épidémie de COVID-19, de nombreux locataires commerciaux, subissant une fermeture de leur commerce, ou à tout le moins une baisse drastique de leur activité, se sont interrogés sur le fait de savoir s’ils pouvaient invoquer les dispositions de cet article afin d’obtenir une renégociation de leur contrat (baisse ou franchise de loyers…).

Dans ce contexte, un point de la situation s’impose.

I – QUELS BAUX COMMERCIAUX SONT SOUMIS AUX DISPOSITIONS DE L’ARTICLE 1195 DU CODE CIVIL ?

Il convient toute d’abord de rappeler que l’article 1195 du Code civil n’a vocation à s’appliquer (1.1) qu’aux baux commerciaux conclus ou renouvelés à compter du 1er octobre 2016 et (1.2) sous réserve que les parties n’aient pas décidé d’en écarter l’application :

1.1 – Les baux conclus ou renouvelés après le 1er octobre 2016

L’article 9 de l’ordonnance du 10 février 2016 rappelle que les nouvelles dispositions issues de la réforme du droit des contrats ne sont applicables qu’aux contrats conclus après le 1er octobre 2016, les contrats conclus avant cette date demeurant soumis à la loi ancienne, ce qu’a confirmé la Cour de cassation (Cass. Civ 1ère, 19 septembre 2018, pourvoi n° 17-24347).

Autrement dit, pour tous les baux commerciaux conclus avant le 1er octobre 2016, les parties ne pourront se prévaloir de l’article 1195 du Code civil.

La situation serait toutefois différente si le Bail est renouvelé à compter du 1er octobre 2016, ce renouvellement étant analysé comme un nouveau contrat, soumis aux dispositions légales applicables au jour du renouvellement du Bail.

1.2 – Sur le caractère supplétif de l’article 1195 du Code civil

Les rédacteurs de l’ordonnance n’ont pas souhaité conférer un caractère d’ordre public aux dispositions de l’article 1195 du Code civil.

Fort de cela, dans de très nombreux baux conclus à compter du 1er octobre 2016, les parties écartent conventionnellement l’application de l’article 1195 du Code civil.

Même si théoriquement ces dispositions peuvent bénéficier tant au Preneur qu’au Bailleur, c’est généralement à la demande du Bailleur que l’imprévision est expressément écartée dans le contrat, le Preneur ayant certainement plus d’opportunité, dans l’exercice de son activité, d’invoquer cette disposition que le Bailleur.

II – QUELLES SONT LES CONDITIONS PERMETTANT D’INVOQUER L’ARTICLE 1195 DU CODE CIVIL ?

L’article 1195 du Code civil impose la réunion de trois conditions permettant à l’une des parties d’en invoquer l’application :

2.1 – Un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat…

La partie qui revendique l’imprévision devra démontrer que, non seulement elle n’a pas anticipé les difficultés à venir, mais qu’en plus, celles-ci n’étaient pas raisonnablement prévisibles.

A l’évidence, le changement de circonstances ne doit pas résulter du comportement volontaire ou non, fautif ou non, de celui qui s’en prévaut.

En l’occurrence, l’épidémie du COVID-19, ayant entrainé par arrêtés des 14 et 15 mars 2020 l’interdiction d’’accueil du public dans de nombreux commerces et pendant plusieurs mois, nous parait constituer un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat (et ce, sous réserve que le contrat de bail ait été conclu avant la crise sanitaire).

  1. 2 – …rendant l’exécution excessivement onéreuse pour une partie

Le changement de circonstances doit engendrer non pas de simples difficultés pour la partie qui l’invoque mais rendre l’exécution du contrat excessivement onéreuse.

S’agissant de l’épidémie du COVID-19, nous pensons que l’analyse du caractère excessivement onéreux de l’exécution du bail se fera au cas par cas.

Il faut toutefois conserver à l’esprit que certains Preneurs n’ont été contraints de fermer intégralement leurs commerces que sur une période relativement limitée (du 15 mars 2020 au 10 mai 2020) comparativement à la durée totale du bail (neuf ans au minimum) et ont pu bénéficier des mesures d’aides et d’accompagnement mises en place par le gouvernement (indemnisation par l’Etat des salariés mis en chômage partiel…).

En outre, le caractère temporaire des arrêtés de fermeture pourrait, à première vue, constituer un obstacle à la reconnaissance de l’imprévision qui semble suggérer (même si le texte ne le formule pas expressément) un changement de circonstances définitif s’inscrivant dans la durée, de nature à rendre pour l’avenir, l’exécution du contrat excessivement onéreuse.

Ces facteurs (durée de la fermeture, aides de l’Etat…) seront certainement pris en considération par les tribunaux dans l’évaluation du caractère excessivement – ou non – onéreux du contrat.

2.3 – …qui n’avait pas accepté d’en assumer les risques

Les parties ne peuvent invoquer le mécanisme de l’imprévision s’ils ont accepté, dans le contrat, d’assumer un risque de changement de circonstances.

Cette condition revient à rappeler que l’article 1195 du Code civil n’est que supplétif de la volonté des parties, lesquelles peuvent en écarter l’application.

III – LE MECANISME PREVU PAR LA LOI

3.1 – La demande amiable de négociation du contrat

Si une partie estime que les conditions de l’imprévision sont réunies, justifiant une révision du contrat, elle doit, avant toute saisine du juge, faire une demande amiable de renégociation du contrat à l’autre partie.

Durant cette phase de renégociation, les parties doivent continuer à exécuter leurs obligations.

Ainsi, le Preneur s’il entend renégocier une baisse de loyers pour l’avenir, ou à tout le moins, une exonération des loyers durant la période de fermeture de son commerce en raison de la crise sanitaire, devra continuer à régler normalement son loyer.

3.2 – La demande judiciaire de négociation du contrat

Si les parties ne se sont pas mises d’accord sur les modalités de révision du contrat, elles peuvent néanmoins d’un commun accord décider :

  • de convenir de la résolution du contrat à une date et aux conditions convenues entre elles (ce qui signifie, en réalité, qu’elles ont trouvé un accord),
  • de saisir le juge afin qu’il procède, lui-même, à son adaptation.

En revanche, à défaut de tout accord des parties dans un délai raisonnable, le juge pourra être saisi à l’initiative d’une seule partie afin qu’il soit procédé à la révision du contrat ou qu’il y soit mis fin à la date et aux conditions fixées par le juge.

En conclusion :

Le mécanisme prévu par l’article 1195 du Code civil nous parait particulièrement adapté en matière de bail commercial, s’agissant d’un contrat qui s’inscrit généralement dans la durée, de sorte que les parties ne peuvent raisonnablement prévoir, lors de sa conclusion, toutes les circonstances qui pourraient intervenir à l’occasion de son exécution.

Malheureusement, de nombreux baux écartent expressément l’application de cet article, de sorte que les tribunaux seront certainement peu amenés à en faire usage en la matière.

Enfin, s’agissant de l’épidémie de Covid-19 ayant conduit à des fermetures de commerces et à des baisses de chiffre d’affaires, si celle-ci ne devait s’avérer que temporaire, on pourrait craindre que le juge, appelé à se prononcer longtemps après la crise alors passée, soit moins enclin à accepter une renégociation du contrat en raison d’un changement de circonstances purement temporaire, notamment si la situation du Preneur s’est par la suite améliorée.

Eric BENJAMIN

Avocat Associé

CategoryImmobilier
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