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COMMERCIAL : L’EVALUATION DE L’INDEMNITE D’EVICTION

 

 

1 – Le statut des baux commerciaux prévu aux articles L. 145-1 et suivants du Code de commerce est particulièrement protecteur envers le locataire qui respecte ses obligations contractuelles.

En effet, ledit locataire pourra voir son contrat se renouveler à son terme (on parle de droit au renouvellement du bail), et ce, à plusieurs reprises, lui assurant ainsi la pérennité de l’exploitation de son fonds de commerce.

Dans cette hypothèse, le seul moyen pour le bailleur de récupérer les locaux loués sera de délivrer à son locataire un congé avec refus de renouvellement du bail (au terme du bail ou durant la période de tacite prolongation du bail) soit spontanément soit en réponse à une demande de renouvellement du bail formée par le locataire et de lui régler, sauf dans des hypothèses particulières, une indemnité d’éviction destinée à dédommager le locataire du préjudice subi en raison de ce départ contraint, ce que rappelle l’alinéa 1 de l’article L. 145-14 du Code de commerce :

« Le bailleur peut refuser le renouvellement du bail. Toutefois, le bailleur doit, sauf exceptions prévues aux articles L. 145-17 et suivants, payer au locataire évincé une indemnité dite d’éviction égale au préjudice causé par le défaut de renouvellement. »

S’agissant d’une disposition d’ordre public, conformément à l’article L. 145-15 du Code de commerce, le bailleur ne peut déroger à cette obligation par une stipulation contractuelle.

2 – Selon l’alinéa 2 de l’article L. 145-14 du Code de commerce, l’indemnité d’éviction est évaluée de la manière suivante :

« Cette indemnité comprend notamment la valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession, augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur, sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre. »

Dans un litige relatif au paiement d’une indemnité d’éviction, le Conseil constitutionnel a été saisi par la Cour de cassation (Cass. Civ. 3e, 10 décembre 2020 n°20-40059) d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) au motif qu’en retenant que l’indemnité d’éviction devait notamment comprendre la valeur vénale du fonds de commerce défini selon les usages de la profession sans prévoir de plafond, de sorte que le montant de l’indemnité d’éviction pourrait dépasser la valeur vénale de l’immeuble, l’article L. 145-14 du Code de commerce était susceptible de porter une atteinte disproportionnée au droit de propriété du bailleur.

Par une décision récente rendue le 5 mars 2021 (Décision n° 2020-887), le Conseil constitutionnel a considéré que l’article L. 145-14 du Code de commerce ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété au regard de l’objectif poursuivi, qu’il ne méconnaissait ni la liberté contractuelle ni la liberté d’entreprendre, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, de sorte qu’il était conforme à la Constitution.

Cette décision est l’occasion d’effectuer un petit rappel sur la façon dont est évaluée l’indemnité d’éviction due au locataire laquelle comprends une indemnité principale (I) et des indemnités accessoires (II).

I – SUR L’EVALUATION DE L’INDEMNITE PRINCIPALE

I-A – SUR LES PRINCIPES D’EVALUATION DE L’INDEMNITE PRINCIPALE

3 – Pour évaluer l’indemnité principale d’éviction due au locataire, l’une des premières questions qu’il convient de se poser est de savoir si l’éviction du locataire des locaux loués sera de nature à entrainer ou non la perte de son fonds de commerce (perte de la clientèle).

Dans l’affirmative, l’indemnité d’éviction devra correspondre à la valeur marchande du fonds perdu (on parle d’indemnité de remplacement). Dans la négative, l’indemnité d’éviction devra correspondre à la valeur du droit au bail (indemnité de déplacement).

Il incombe au bailleur d’établir que le locataire n’a droit qu’à une indemnité de déplacement en prouvant qu’il peut se réinstaller (Cass. Civ. 3e, 24 septembre 2002, n°01-11266), de sorte qu’il existe une présomption selon laquelle l’éviction entrainera la perte du fonds de commerce du locataire.

Cette preuve pourra être facilement rapportée par le bailleur pour certains types d’activité (grossistes, bureaux, entrepôts, certains commerces de détail de forte notoriété dont la clientèle les suivra…). Il en est également ainsi lorsque le commerçant, même détaillant, pourra se réinstaller à proximité immédiate.

4 – En pratique, que le fonds de commerce soit transférable ou non, il conviendra d’évaluer systématiquement la valeur du fonds de commerce et la valeur du droit au bail.

En effet, la jurisprudence retient :

  • qu’en cas de perte du fonds de commerce, l’indemnité d’éviction – normalement égale à la valeur du fonds de commerce – sera fixée à la valeur du droit au bail si celle-ci est supérieure. Dans cette hypothèse, la valeur du droit au bail constitue un plancher de sorte que le locataire peut prétendre à une indemnité, même en présence d’une entreprise déficitaire, la valeur du fonds étant alors réduite à celle du droit au bail.
  • qu’en cas de fonds transférable, si le coût de transfert (indemnité principale correspondant à la valeur du droit au bail et indemnités accessoires) s’avère supérieur à l’indemnisation en cas de perte du fonds de commerce, alors il conviendra de s’en tenir à l’indemnisation pour perte du fonds de commerce. Dans cette hypothèse, l’indemnisation pour perte du fonds de commerce constitue un plafond.

5 – La Cour de cassation rappelle constamment que l’évaluation de l’indemnité d’éviction relève du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond, lesquels déterminent le montant de l’indemnité selon la méthode qui leur apparaît la plus appropriée (A titre illustratif : Cass. 3e civ., 15 oct. 2008, n° 07-17.727).

Il n’existe pas par conséquent de méthode d’évaluation imposée aux magistrats à ce titre. 

6 – Par ailleurs, tant que l’indemnité d’éviction n’a pas été fixée définitivement (soit amiablement, soit par décision de justice définitive) puis réglée par le bailleur, le locataire a le droit de se maintenir dans les locaux loués moyennant le paiement d’une indemnité d’occupation, conformément à l’article L. 145-28 du Code de commerce.

Le locataire peut donc exploiter, s’il le souhaite, les locaux loués plusieurs années après la date d’effet du congé avec refus de renouvellement du bail délivré par son bailleur.

C’est pourquoi, la jurisprudence juge que l’indemnité d’éviction doit être évaluée à la date la plus proche possible du départ du locataire (soit au jour du départ si le locataire a quitté les lieux, soit à la date à laquelle les juges statuent lorsque l’éviction n’a pas encore été réalisée : Cass. Civ 3ème, 8 mars 2011 n° 10-15324).

I-B – EVALUATION DE L’INDEMNITE PRINCIPALE EN CAS DE PERTE DU FONDS DE COMMERCE

 

7 – Les tribunaux disposant d’un pouvoir d’appréciation quant au choix de la méthode d’évaluation de la valeur du fonds de commerce, il existe de multiples méthodes d’évaluation.

Néanmoins, en pratique, les tribunaux utilisent généralement la méthode d’évaluation du fonds de commerce en fonction du chiffre d’affaires réalisé par le preneur. Il s’agit de la méthode traditionnelle.

Depuis plusieurs années toutefois, la méthode d’évaluation du fonds de commerce en fonction des résultats (et donc de la rentabilité du fonds) a émergé sans toutefois venir concurrencer la méthode du chiffre d’affaires, la méthode de la rentabilité étant plutôt utilisée comme méthode de recoupement, permettant notamment de vérifier la pertinence du pourcentage à appliquer au chiffre d’affaires dans le cadre de la méthode du chiffre d’affaires.

Certaines décisions ont admis qu’il soit procédé à la moyenne arithmétique des chiffres résultant de ces deux méthodes.

  • L’évaluation de l’indemnité d’éviction en fonction du chiffre d’affaires 

8 – Dans cette hypothèse, l’indemnité d’éviction principale correspondra au chiffre d’affaires annuel moyen réalisé par le locataire au cours des trois dernières années, affecté d’un pourcentage variable selon la branche d’activité et les caractéristiques du fonds considéré.

S’agissant du chiffre d’affaires, le fait de retenir un chiffre d’affaires hors taxes ou un chiffre d’affaires toutes taxes comprises dépendra des usages de la profession (Cass. Civ 3ème, 23 avril 2017, n° 16-11307).

S’agissant du pourcentage à affecter à ce chiffre d’affaire moyen, il dépendra également des usages de la profession. Il n’existe pas de barème officiel mais certains professionnels établissent leurs propres barèmes (par exemple, celui édité dans le Mémento pratique Evaluation des Editions Francis Lefebvre qui prévoit des fourchettes de pourcentage en fonction des secteurs d’activité) qui peuvent servir de valeur de référence, sans que cela ne soit obligatoire.

Autrement dit, suivant cette méthode, la valeur du fonds de commerce = Chiffre d’affaires moyen des trois dernières années (TTC ou HT selon le secteur d’activité) x coefficient (pourcentage déterminé suivant les usages de la profession).

A titre d’exemple, dans un arrêt rendu par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence le 14 Juin 2016 (RG n° 15/08032) concernant un fonds de commerce d’agence immobilière et de gestion d’immeuble à Nice, la Cour d’appel a jugé que les usages applicables à la profession impliquaient de prendre en considération pour le calcul de l’indemnité d’éviction :

  • un chiffre d’affaires TTC et non HT,
  • un coefficient multiplicateur de 35 % pour l’activité « Transactions immobilières », 85 % pour l’activité « honoraires divers locations » et 167 % pour l’activité « gérance ».
  • L’évaluation du fonds de commerce en fonction de la méthode de la rentabilité

9 – Cette méthode consiste à prendre en considération l’excédent brut d’exploitation (EBE) moyen des trois dernières années du locataire, éventuellement retraité, et à l’affecter d’un coefficient multiplicateur, variable selon la nature de l’exploitation.

S’agissant de l’EBE, il se calcule normalement comme suit : valeur ajoutée (production – consommations intermédiaires) + subvention d’exploitation – impôts et taxes – charges de personnel).

L’EBE pourra faire l’objet d’un retraitement, notamment en réintégrant dans les bénéfices la part du salaire du dirigeant qui excéderait ce qui constitue la rémunération normale de ses fonctions effectives ou en déduisant le supplément de loyer qui aurait pu résulter du déplafonnement dans l’hypothèse d’un renouvellement de bail.

S’agissant du coefficient multiplicateur, il dépend des usages de la profession.

Il est souvent retenu un coefficient de 3 à 5 pour les petits commerces, de 4 à 7 pour les commerces moyens, de 6 à 8 pour les enseignes nationales et de 8 à 10 pour les commerces présentant une capacité bénéficiaire exceptionnelle.

Autrement dit, suivant cette méthode, la valeur du fonds de commerce = EBE moyen des trois dernières années (éventuelle retraité) x coefficient (déterminé suivant les usages de la profession).

I-C – EVALUATION DE L’INDEMNITE PRINCIPALE EN CAS DE DEPLACEMENT DU FONDS DE COMMERCE

10 – Dans le cas où le fonds de commerce est transférable, le bailleur sera tenu au versement d’une indemnité de remplacement égale à la valeur du droit au bail. La loi n’impose aucune méthode d’évaluation du droit au bail.

En pratique, la méthode la plus utilisée est la méthode dite de « capitalisation de l’économie de loyer »laquelle consiste à établir la différence existante entre la valeur locative de marché des locaux loués et le montant du loyer qui aurait été appliqué en cas de renouvellement du bail, à laquelle on applique un coefficient multiplicateur (coefficient de situation).

Autrement dit, la valeur du droit au bail = (différence entre la valeur locative de marché et le loyer qui aurait été réglé en cas de renouvellement) x coefficient de situation.

La détermination de la valeur du droit au bail suppose donc que soient identifiés trois paramètres :

  • la valeur locative de marché,
  • le montant du loyer théorique de renouvellement, ce qui impose de vérifier si le loyer de renouvellement aurait été plafonné ou déplafonné,
  • le multiple qui va être appliqué à la différence annuelle.

Il s’ensuit que dans les cas où le loyer aurait été fixé à la valeur locative de marché en cas de renouvellement du bail (par exemple, en matière de bureaux), la valeur du droit au bail pourrait être quasi-nulle.

S’agissant du coefficient de situation, celui-ci s’établit en fonction de la qualité de l’environnement et de la commercialité de la rue ou du secteur pour l’activité exercée.

En pratique, plusieurs coefficients de situation sont retenus :

  • 0 à 5,5 dans les emplacements n°2 à chalandise moyenne,
  • 6 à 7,5 dans les emplacements n°1bis correspondant à de très bonnes situations,
  • 8 à 10 dans les emplacements n°1 (excellentes situations),
  • 11 à 12 dans les emplacements exceptionnels, (à Paris Champs-Élysées),

II – L’EVALUATION DES INDEMNITES ACCESSOIRES

Indépendamment de l’indemnité principale, le bailleur est également tenu de réparer les préjudices accessoires subis par le locataire, lesquels ne se limitent pas à ceux visés par l’article L. 145-14 alinéa 2 du Code de commerce (« frais normaux de déménagement et de réinstallation, ainsi que les frais et droits de mutation »), dont l’énumération n’est pas limitative.

Parmi les indemnités accessoires, on peut citer par exemple :

  • Frais normaux de déménagement, (généralement sur devis)
  • Frais de réinstallation :On entend par « frais de réinstallation » ceux que le locataire va devoir supporter pour mettre en place dans ses nouveaux locaux des aménagements semblables à ceux qu’il a perdus,
  • Frais et droits de mutation (« indemnité de remploi »). Ils comprennent les droits fiscaux ainsi que les commissions et honoraires que le locataire va être amené à payer pour l’acquisition d’un nouveau fonds ou d’un nouveau droit au bail. Les tribunaux allouent généralement de ce chef une indemnité forfaitaire proportionnelle à l’indemnité principale (dont le taux est appelé à varier en fonction du montant des droits de mutation). Ces indemnités ne sont pas dues s’il est établi de manière certaine que le locataire ne se réinstallera pas,
  • Trouble commercial: La notion de « trouble commercial » fait référence aux préjudices divers subis par le locataire pendant la période de déménagement et de réinstallation. Ils s’analysent généralement en une perte temporaire de recette. Le trouble commercial est généralement indemnisé sur la base de trois mois d’EBE moyen des trois derniers exercices,
  • Agencements non amortis liés au local quitté
  • Indemnités de licenciement: Le locataire peut être amené à licencier une partie ou même la totalité de son personnel à la suite de l’éviction dont il est l’objet. L’indemnité est généralement remboursée sur justificatifs.

Il s’agit d’exemples non exhaustifs, étant précisé que certaines indemnités ne sont pas dues s’il est établi que le locataire ne se réinstallera pas (les tribunaux ont en déjà jugé ainsi en ce qui concerne les frais de réinstallation, les frais et droits de mutation ou le trouble commercial).

EN CONCLUSION :

L’évaluation de l’indemnité d’éviction est une opération relativement complexe dès lors qu’elle est déterminée en grande partie en fonction des usages applicables selon les secteurs d’activité.

Face à la complexité d’une telle évaluation et en l’absence de méthode prévue par la loi, il est conseillé de faire appel à un expert spécialisé dans ce domaine, qu’il soit désigné à titre amiable dans le cadre des négociations entre les parties ou qu’il soit désigné judiciairement (soit à la requête de l’une des parties, soit désigné d’office par le Tribunal).

Eric BENJAMIN

Avocat associé – Droit immobilier

Cabinet BKP & Associés Avocats

CategoryCommercial
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